Ecole : "Il paraît qu'à la Toussaint on peut commencer à travailler"

Tout commence par un e-mail envoyé le 3 septembre au courrier des lecteurs du Monde. Le cri d'alarme d'une jeune professeure de français, nommée stagiaire dans un collège de l'académie d'Aix-Marseille. "J'ai à ma charge près de 100 élèves, personne (...) pour dialoguer avec moi et me conseiller sur les choses très concrètes de mon enseignement. Je ne suis pas syndiquée ni n'appartiens à aucun mouvement, je cherche juste à faire entendre mon angoisse et mon désarroi face à la situation brusque à laquelle on nous confronte, j'aimerais témoigner de mon expérience, car la meilleure éducation possible doit être la préoccupation de chacun."

Au fil des conversations successives, Le Monde a reconstitué son premier mois d'enseignement. Jusqu'en juin, fin de la phase probatoire, elle peut être révoquée. Pour ne pas obérer ses chances d'être titularisée, son anonymat a été préservé.

Semaine 1. L'angoisse des veilles de rentrée, je ne l'ai pas vraiment connue. A peine un petit pincement au coeur à cause de mon manque de formation. Même si je plonge dans l'inconnu, n'ayant à mon actif qu'un stage d'observation en collège, j'ai envie d'y aller. Ma première rentrée de l'autre côté du bureau. Je suis nommée dans une ville moyenne, plutôt ouvrière, qui a connu des vagues successives d'immigration. Ça devrait aller. Dès mon premier cours, je pose la question qui me semble primordiale : "A quoi sert le cours de français ?" J'ai tellement envie qu'ils prennent conscience que bien parler est un pouvoir. Le flop. Je distribue plusieurs punitions et ressors un peu déçue, mais fermement décidée à les mettre au travail.

Avec mes 4e, on commence par une nouvelle de Zola : Un mariage d'amour. Je sens de l'insolence dans l'air. Une fille fait ses devoirs d'anglais, je la reprends. Elle répond sans me regarder. Je m'approche et elle se dresse d'un coup. Nous sommes à quelques dizaines de centimètres, et je ressens toute sa violence. Si je la relance, ça va exploser. Je l'exclus. Le cours n'avait commencé que depuis quinze minutes.

Avec mes 5e, on va travailler la "chanson". Je suis enthousiaste, c'était mon sujet de master. Je leur explique qu'on va partir du Moyen Age, pour arriver aux chansons actuelles. On se lance avec un texte très court de Guillaume de Machaut. Mais, impossible d'avancer, il y a trop de bruit. Je mets des mots, je punis, aucun effet. Alors j'arrête mon cours et annonce une punition générale : une dictée.

Dans l'empressement, je choisis un texte de La Fontaine (La Fille), bien trop difficile. C'est la catastrophe. Je mets neuf zéros. Au cours suivant, un garçon qui m'a rendu une copie anonyme ne veut même pas la récupérer. Il me soutient que ce n'est pas la sienne. Un élève dont j'avais ramassé le carnet de correspondance me le vole sur mon bureau dès la sonnerie et s'enfuit.

Je dois reprendre tout de suite en main ces deux classes. Mais ce ne sera pas pour cette semaine : le vendredi, même les meilleurs participent au chahut. Je suis à court de ressource. Pourtant, je ne me décourage pas, prête à tenir deux mois comme ça s'il le faut. Il paraît qu'à la Toussaint on peut commencer à travailler.

Je convoque à la fin du cours l'élève qui s'est sauvé mercredi avec son carnet et qui a séché la première heure de ce cours-ci. Nous allons chez la principale adjointe. J'écris un rapport, il reçoit un avertissement. Le premier que je mets. A entendre mes collègues, je pense qu'on m'a confié deux classes à problèmes, une 5e, une 4e. Heureusement que sur mes quatre classes il me reste une 5e et une 4e "normales".

Semaine 2. Lundi, je vis à peu près la même galère que vendredi dernier, mais avec une autre classe. J'arrête le cours pour faire des exercices ramassés et notés.

Le mardi, alors que j'écris au tableau, je reçois des morceaux de gomme dans les cheveux. Une de mes bonnes élèves se dénonce... Un peu ébranlée, je me mets au fond de la classe et les laisse seuls répondre au questionnaire sur le texte de Guillaume de Machaut entamé il y a une semaine déjà et à peine travaillé. Une élève se met à pleurer sous les remarques de ses camarades. C'est triste et affreux, mais j'ai gagné le calme. Dommage, la sonnerie retentit.

Premier petit miracle du mercredi, j'ai pour la première fois l'impression d'avoir affaire à de vrais élèves et on travaille. Dans la foulée de ce retour à l'ordre, j'appelle les parents de l'élève qui n'avait pas voulu récupérer sa dictée. Il est insolent et provocateur. Très concernée, la mère me dit qu'elle va régler ça avec son fils, qui est dyslexique, en grande difficulté. La conversation me laisse rêveuse : que fait cet élève en 5e, que peut-il y faire d'autre que des pitreries s'il veut exister ?

Semaine 3. Je suis convoquée chez le principal dès le lundi. Un parent s'est plaint que j'interrompais mon cours en cas de bruit. Je lui explique que je passe effectivement à des exercices notés lorsque je ne peux plus faire cours. Le principal me dit comprendre, me conseille d'écrire un rapport au moindre problème et m'annonce que la principale adjointe viendra dans ma classe la semaine suivante. Je sais que c'est pour m'aider, mais l'idée me met mal à l'aise. Aux yeux des élèves, cela me place dans une position délicate...

Mardi est un jour galère. J'ai mes 5e en fin de matinée. J'arrête vite ce cours qui n'en est pas un pour avoir une discussion. Ils me poussent à une autojustification dont je n'ai pas envie. Heureusement que les élèves sont bavards parce que, pour la première fois, je ressens une irrépressible envie de pleurer. Je me concentre sur les mots des élèves, m'y accroche pour ne pas m'écrouler.

La sonnerie a à peine retenti que je me précipite dans le couloir. Je me réfugie auprès d'une collègue pour pleurer tranquillement. Les collègues ! Heureusement qu'ils sont là pour écouter ou conseiller. Le problème c'est qu'on est quand même seul dans la classe. Après le répit de la cantine, j'y retourne sans conviction. Et là, pour faire descendre cet insupportable volume sonore, j'expérimente. J'ouvre la porte : le brouhaha devient un bruit de fond. Je ne ferai plus cours porte fermée.

Mercredi, je teste la porte ouverte avec mes 4e, mais ce n'est pas la panacée. Une de mes élèves à problèmes entre avec une minerve et m'apostrophe, me précisant qu'elle ne peut pas écrire. Je lui demande de faire de son mieux. Le cours à peine commencé, elle se lève et se plante devant un autre bureau : "Toi, tu copies mon cours", lance-t-elle à un élève tétanisé. Je lui demande de retourner à sa place. "C'est pas elle qu'a mal aux cervicales. Je lui ai dit que je pouvais pas écrire", poursuit-elle, parlant de moi à la troisième personne. Elle laisse tomber sa chaise et arrache la page de son cahier. Je laisse faire. Si j'interviens, son ton va monter d'un cran. Ça aussi, je l'ai appris au fil de mes premières semaines. Preuve que je progresse.

Je demande qu'on lui inflige un avertissement. Avec le professeur principal de la classe, nous recevons sa mère. Elle nous explique qu'un problème neurologique cause les accès de violence de sa fille. Une prétendue maladie dont personne ne sait rien ici. Quand elle me dit qu'elle parlera au neurologue, j'ai très envie de lui répondre qu'elle devrait surtout parler à sa fille.

En prenant ma classe de 5e le vendredi, je me dis que ça va être calme. Je sais que mes trois caïds sortent juste de chez le principal. Maintenant, je ramasse d'entrée de jeu les carnets de liaison. Lorsqu'un élève bavarde, je sors son carnet de la pile et l'annote en fin de cours. C'est justement à ce moment, alors que je consigne mes remarques, qu'un des élèves juste sorti du bureau du principal lance un "rien à foutre... salope". Je file chez la CPE (conseillère principale d'éducation), à qui je demande une exclusion temporaire. Je me dis que j'ai ma dose pour aujourd'hui, mais au cours suivant ça se gâte avec les carnets. Je l'ai à peine rendu annoté à un élève qu'il le balance dans ma direction. Je l'esquive de peu. Bilan de ma troisième semaine : je maîtrise mieux mes classes, c'est vrai ; mais avec mes "cas" le conflit se durcit.

Semaine 4. Je reçois un DVD, offert par le ministère. Ça s'appelle Tenue de classe, la classe côté professeur. C'est risible par rapport à ce que je vis. Je n'ai pas le temps de le regarder. Tout mon temps libre, je le passe à préparer mes cours. Et puis, ce matin, je suis énervée. Je viens de croiser un élève avec sa mère. Le jeune m'a quasiment pointée du doigt et j'ai entendu la mère dire : "Quoi, c'est cette jeune-là, ta prof de français ?" De loin, j'ai salué le duo, faisant la sourde oreille, mais j'avais envie de partir en courant face à un tel mépris. Heureusement, j'ai deux heures de cours tranquilles dans la foulée, puisque la principale adjointe m'assiste et que ça calme le jeu.

Petite trêve dans la semaine, le jeudi, j'ai ma deuxième journée de formation. Ce qui aurait pu être une aide ne me sert à rien. Face aux inspecteurs, chaque jeune prof rivalise de questions très savantes. Moi, je voudrais savoir comment on met au travail une classe qui s'y refuse. Mais je ne demande rien. Pas envie de me faire casser par l'inspectrice, qui répond systématiquement qu'il "faut un peu de jugeote".

C'est la fin de ma 4e semaine, j'ai déjà perdu de mes illusions. Je ne croyais pas que ce serait si dur. Déjà, je traîne cinq petites minutes après la sonnerie en salle des profs... Je pense au petit boulot de fleuriste que je faisais pendant mes études. Je me dis que je ne vais pas faire de vieux os dans l'éducation nationale. Ce métier-là, je veux pourtant le faire depuis mes années de classe préparatoire. Je rumine mes pensées avant de découvrir ma feuille de paie. Ma première vraie feuille de paie. La bonne surprise : 1 700 euros. Je vais pouvoir aller au restaurant avec mon ami. Faire un peu de shopping aussi. C'est tout bête, mais ça me réconcilierait presque avec l'institution.

Propos recueillis par Maryline Baumard

Le Monde 9/10/2010